Nés du consensus politico-scientifique onusien, les 17 objectifs du développement durable (ODD) suscitent l’intérêt et la défiance. Les intervenants de la table ronde « Design et enjeux du développement durable : synergie entre enseignement, recherche et pratique professionnelle » organisée par Khédija Siala Bouassida, membre de l’Alliance Tunisienne des Designers, ne dérogent pas aux réactions mitigées face à l’Agenda 2030 de l’ONU qui propose les ODD, des actions et une vision commune pour un monde meilleur. La rencontre s’est tenue sous le soffite moderniste du Startup village le 06 avril 2024 et a rassemblé des universitaires, des professionnels du design et du développement durable.
Le débat est lancé sur les retours d’expériences et les convictions éthiques des panelistes. La table a réuni Imen Ben Youssef Zorgati, professeure en design à l’Université de Montréal, Chems Eddine Mechri, designer produit et fondateur de Né à Tunis et Né, Boutheina Gharbi, cofondatrice gérante d’Animed et docteure en design, Najla Ben Yedder, chercheuse et docteure en design image et Imen Bouziri, chercheuse et docteure en design produit. Les objectifs au centre du débat figurent sous les titres suivants : L’ODD 9 : Industrie, innovation et infrastructure ; l’ODD 11 : Villes et communautés durables et l’ODD 12 : Consommation et production responsables. Comme énoncé dans le programme de l’événement, les intervenants ont bien soulevé l’apport du design aux défis des ODD tout en ajoutant leur grain de sel critique sur la pensée design et l’avenir de la discipline aux vues de la situation environnementale actuelle.
Pistes exploratoires en développement durable dans l’enseignement universitaire
Pour le designer, contribuer à la production d’économies propres passe par des choix stratégiques de méthodologie, chaîne de valeur et matériaux. Dans l’enseignement du design, il s’agit en outre de sensibiliser les étudiants aux problématiques de la surproduction, de l’hyperconsommation, la pollution et la gestion des déchets dans le but de proposer des solutions adaptées aux contextes d’implémentations des projets. L’intérêt de professeure Imen Ben Youssef Zorgati pour le rôle du matériau dans l’expérience polysensorielle de l’espace architectural l’amène à questionner les principes à prendre en considération dans le processus de conception d’un projet en design d’intérieur et l’emploi des matériaux durables. Un sujet qui est traité par et pour les étudiants dans le cadre de son enseignement et de ses recherche. De même, il sera mis en lumiére dans le cadre du développement de la matériauthéque de l’école de design qu’elle dirige à l’Université de Montréal. En design d’intérieur la durabilité est certes visée par l’utilisation des matériaux bio-ressourcés ; or selon l’intervenante elle gagne aussi à être pensée suivant une approche holistique comme le cas du projet du village écologique GDA Sidi Amor. Professeure Ben Youssef Zorgati, qui a travaillé dans ce projet avec des étudints en deuxième cycle, souligne l’importance des activités centrées sur les matériaux biosourcés afin de créer un espace de vie viable, soutenable et écoresponsable.
Le design allié du capitalisme consumériste est dans le viseur de l’éthique et l’approche conceptuelle auxquelles se rallie Dre. Najla Ben Yedder. Étant donné l’implication du design dans la production effrénée de biens et de services, l’intervenante a posé la question radicale suivante : « Faut-il encore continuer à faire du design ? » Elle explique à ce propos qu’en plus d’engager les gestes de déconsommer et consommer raisonnablement, le design peut être un levier de réflexion sur l’avenir de la planète. Dans la recherche universitaire, cela se traduit par le développement de scénarios de design de fiction tenant compte de la question écologique et bien d’autres considérations sociales et philosophiques. Dre. Ben Yedder oriente ses étudiants vers un design engagé et soutenant une critique abrasive de l’Homo colossus. Il n’est pas seulement question de réfléchir sur les inégalités de l’accès aux ressources et la vulnérabilité des communautés privées de leurs moyens de subsidences ; mais encore aux sorts et à la place des non-humains dans nos décisions, notre sensibilité et manières d’être dans le monde. Sortir du paradigme de design et de production anthropocentrés est selon Dre. Ben Yedder un regard stimulé par les interactions entre l’individuel et le groupe, le local et le global. Or, cette pensée ontologique du design ne saurait nous faire pencher vers une attitude dualiste et technophobe.
Dre. Imen Bouziri a d’ailleurs discuté l’apport de l’ingénierie au design durable. L’éco-conception est devenue un outil et un état d’esprit incontournables du design suite aux travaux menés par les ingénieurs industriels sur les cycles de vie des objets manufacturés à partir de la fin des années 1960. La trajectoire d’un objet de consommation met en exergue selon Dre. Bouziri chacun des intervenants dans le cycle de vie d’un produit qui porte une part de responsabilité dans le processus complet, de l’extraction de la matière première à l’élimination du produit. Pour l’intervenante la sensibilisation semble n’avoir pas pu donner les résultats escomptés concernant les engagements de tous dans la protection de l’environnement alors que les outils numériques peuvent soutenir le développement durable à bien des égards, entre autres la réduction de l’empreinte carbone et l’utilisation du papier. Les alternatives technologiques représentent une révolution en marche qui a poussé l’intervenante à poser la question du rôle du designer dans le changement des comportements professionnels et citoyens par et à travers les outils numériques.
Le patrimoine tunisien dans la perspective d’une culture durable
Pour Dre. Boutheina Gharbi, intégrer le développement durable dans sa pratique professionnelle a coulé de source. Dans ses premiers projets de restauration de locaux à la médina de Tunis, sans avoir préalablement opté pour la démarche durable, elle a cherché à garder l’authenticité de l’achitecture en tenant d’allier les besoins modernes avec l’esprit des lieux en adoptant un processus conceptuel respectueux de la matérialité et du style de vie. Animed, l’entreprise co-fondée par l’intervenante, est spécialisée dans la valorisation et la médiation du patrimoine culturel. Les projets, réalisés par Dre. Gharbi, ont donc la particularité de promouvoir et protéger les aspects matériels et immatériels du patrimoine culturel et naturel et du territoire avex une approche orientée communautés locales. Toutes les dimensions historiques, socio-culturelles et économiques qui caractérisent les produits touristiques développés sont soumis à l’expertise de plusieurs parties-prenantes du projet. D’après Dre. Gharbi, le défis du designer est de savoir comment créer une synergie entre les différents acteurs scientifiques, institutionnels et professionnels pour miser sur la dynamique R1D. Plus encore, respecter les conditions des forces vives et vulnérables du secteur d’activité visé est selon Dre. Gharbi l’impératif d’une vision à long terme. Elle s’appuie à ce sujet sur la théorie du Donut de l’économiste Kate Raworth réalisée dans le cadre des projets de développement de Oxfam. La théorie a mis en exergue la nécessité du développement d’une économie inclusive pour réduire les disparités économiques en visant un progrès qui tient compte du plancher social et du plafond environnemental.
La question de la socio-durabilité a été aussi débattue par le créateur multidisciplinaire Chems Eddine Mechri sous un autre angle. Elle émane plutôt d’une propension subjective au devoir de mémoire pénétré de gratitude. Le fondateur des enseignes de design et de mode Né à Tunis et NÉE parcourt la Tunisie à la recherche des gardiens chevronnés du patrimoine. Son travail est le fruit de plusieurs savoir-faire allant de la vannerie à la broderie. On ne présente plus ses luminaires constellés et sa mode féminine emprunte d’héritages qui remontent à l’époque punique. Reconnaissant envers les producteurs et les artisans, Mechri appelle à valoriser leur savoir-faire sans tomber dans le piège du marketing storytelling. Pour le créateur le design peut tirer avantage du patrimoine et l’inscrire dans la continuité de nos usages en veillant toutefois à ne pas le scléroser, c’est-à-dire, là aussi, à ne pas en faire un atout de vente. En conjuguant le faire et la pensée, le designer interroge constamment les dimensions symboliques et matérielles des produits réalisés pour les Tunisiens. En creux, les commentaires du public ont dessiné les portraits de professionnels dépassés par l’amplification des symptômes de l’inconscience citoyenne et les changements climatiques. L’échange avec les panélistes a révélé plusieurs actions durables qui peuvent convenir au contexte tunisien. La promotion de l’up-cycling, la remise au goût du jour des gestes ancestraux de recyclage ménager et de valorisation des déchets peuvent être couplés avec des actions de collaboration avec les institutions publiques et les ONG. Les intervenants ont encouragé les designers à prendre des initiatives dans le cadre des politiques territoriales pour accélérer le changement positif des mentalités et réinventer les environnements de vie ruraux et urbains.
Texte : Hanen Hattab