A seize ans, Kefi sillonnait sur sa bicyclette rues et marchés, foires, arrière-boutiques et décharges. Fils de brocanteur, tombé dans la marmite tout petit, il avait décidé de voler de ses propres ailes et de s’installer à son compte.
Aujourd’hui, Kefi est le seigneur incontesté de la brocante. A Sidi Hassine, son fief, dans les énormes hangars qu’il occupe, on trouve les strates et l’écume des sociétés : meubles, objets, vaisselles, mais aussi costumes anciens, accessoires divers, livres, quincaillerie, bureautique. Son univers est sans limite semble-t-il, et ses sujets d’intérêt également. Tout ce qui concerne la vie quotidienne, familiale, professionnelle, d’une ville, d’un quartier, l’intéresse. On visite ses dépôts comme on radiographierait un peuple, une société.
Dans un semblant d’ordre s’entassent, regroupés par genres, affinités ou simple hasard, des théories de cartables, des collections de machines à coudre, des pyramides d’appareils photos, des amoncellements de médailles sportives, des théories de serrures, des alignements de ventilateurs, des séries de tampons encreurs, des caravanes de téléphones…
En un mot tout ce que personne ne songerait à acheter jusqu’au jour où cela devient la pièce rare, l’objet introuvable, le collector recherché.
Kéfi est également le plus affuté des brocanteurs, celui chez qui tous ceux qui ont pignon sur rue viennent s’approvisionner. C’est chez lui que décorateurs et architectes, antiquaires et ensembliers viennent chercher la pièce rare : le lustre qui sera l’élément central de leur décor, le miroir vénitien qui donnera la touche finale à leur composition, le meuble en nacre syrienne qui valorisera un intérieur un peu neutre, ou le siège baroque qui offrira de la fantaisie a un ensemble par trop sage.
Il faut cependant avoir l’œil exercé pour échapper au vertige, dans ce foisonnement, dans ces enfilades de pièces sans fin, dans cette profusion de lustres, de sièges, de commodes, de cuivres, de tapis, de miroirs, de porte-armes, de coffres, dans un inventaire à la Prévert. Kéfi, lui, réalise le prodige, de retrouver, sans coup férir, l’objet de votre recherche, la pièce que vous désirez.
Mais Kefi n’est pas seulement un excellent brocanteur. Il est également le réceptacle de la mémoire tunisienne, le gardien de son patrimoine. Et ce n’est pas par hasard si tous les décorateurs de cinéma le connaissent si bien et travaillent régulièrement avec lui. Les décors de films, de sitcoms, de séries télévisées, de spots publicitaires, c’est lui. Le film de Banderas, celui que tournent les Syriens, celui qu’ont tourné les Russes, c’est lui.
« Choufli hal », « Nsibbti laziza », « Khottab al bab », c’est lui.
Formé à l’école de la mémoire, il se veut le garant de celle de sa ville. Et quand un grand antiquaire étranger lui proposa un jour de racheter à prix d’or tout son stock, il lui opposa, sans hésiter, une fin de non-recevoir.
Texte : Alya Hamza – Photos : Med. Amin Chouikh
Article paru dans iddéco n°35 – Janvier 2018