Pour sa 6ème édition, l’Expo Talan Hirafen, invite le public à découvrir un dialogue inédit entre art contemporain et artisanat textile tunisien.
Dix-neuf artistes internationaux ont été conviés à puiser dans les métiers du fil et de la fibre naturelle pour créer une œuvre spécifique dans le cadre d’une résidence de recherche et de production sur le territoire tunisien. Cette exposition, fruit d’une collaboration inédite entre artistes et artisans, placée sous le signe de la transmission et d’une pluralité des médiums, nous questionne sur la durabilité de notre environnement, sur l’avenir de notre patrimoine immatériel et de notre mémoire collective.
Le titre de l’exposition Hirafen est un néologisme né de l’entrelacement de deux mots arabes : (artisan qui se prononce ħirafi) et (art qui se prononce fen).
Dans cet entretien, Nadia Jelassi co-commissaire de cette exposition, artiste et enseignante à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis, nous présente le cadre général, concept, objectifs et défis de Hirafen.
Présentez-nous le cadre général et l’équipe de travail de cette exposition ?
Pour cette édition 2023 de Talan l’expo, le noyau central de l’équipe est composé de :
– Aïcha Gorgi : initiatrice du projet et directrice exécutive
– Ludovic Delalande : commissaire 1
– Nadia Jelassi : commissaire 2
– Memia Taktak & Azza Ayachi Meknini (agence dzeta) : mission de scénographie
J’aimerais aussi préciser que la pérennité de Talan l’expo n’est pas le fruit du hasard. Si l’exposition perdure, et ne cesse de se développer, c’est notamment grâce à ses précédents succès, mais, surtout, grâce au soutien infaillible de Mehdi Houas, président de Talan 1, et son crédo dans l’art, la création et l’innovation d’une manière générale.
L’édition 2023 de Talan l’expo croise pratiques artistiques contemporaines et artisanat textile tunisien. Dans le cadre de cette thématique et pour promouvoir les échanges entre secteur public et secteur privé, Mehdi Houas, a signé une convention de partenariat avec le centre technique de tapisserie et de tissage, institution sous tutelle du ministère du Tourisme et de l’Artisanat. L’exposition est d’ailleurs hébergée par le centre technique du tapis et du tissage (C3T)2 qui a mis à disposition ses ateliers de Denden.
L’expo réunit 19 artistes tunisiens et étrangers présentant des profils très variés et s’exprimant à travers de multiples médiums. Elle a été inaugurée le 3 novembre 2023 et se poursuivra jusqu’au 20 mars 2024. L’espace est ouvert tous les jours de 10h à 18h. Sur place, les visites sont guidées par des médiateurs.
Quelle a été votre principale source d’inspiration pour créer l’exposition Hirafen, et comment le concept s’inscrit-il dans le cadre plus large de l’art et de l’artisanat en Tunisie ?
Il faudrait plutôt parler d’un faisceau de stimulus et de sources inspiratrices. L’expo « Gorgi pluriel » qui a eu lieu en 2018 au Palais Kheireddine dans la Médina de Tunis, du fait des tapisseries exposées et des recherches effectuées à cette occasion, a permis de mettre en évidence plusieurs liens entre pratiques artistiques et tissage. Abdelaziz Gorgi a par exemple beaucoup travaillé tout le long de sa vie professionnelle avec des tisserandes et des nattiers et a pu trouver de nouvelles voies de recherche et d’expression. Durant les années 1980, beaucoup d’artistes ont travaillé également avec les artisanes de l’ONAT. Safia Farhat a par ailleurs développé une œuvre tissée singulière. La relation art/artisanat n’est donc pas nouvelle en Tunisie. Elle s’est malheureusement brisée avec la fermeture des ateliers de production de l’ONAT en 1990 et l’atelier de tissage de l’école des beaux-arts. Aïcha Gorgi et moi-même avons estimé que l’univers de l’artisanat textile tunisien n’a pas été suffisamment exploré par les artistes, du moins en Tunisie et qu’il était temps de requestionner à partir du présent ce patrimoine matériel et immatériel. Pour résumer, Hirafen peut être lue comme une exposition renouant avec d’anciennes expériences menées par des artistes tunisiens tout en œuvrant à découvrir et exploiter d’autres approches et procédés. L’expo inclut dans ce sens plusieurs sortes de fibres et de fils, tissage et broderie, réalisés sur différents supports et épousant divers médiums, notamment des installations.
Comment avez-vous choisi les artistes participant à “Hirafen” ? Quels étaient les critères principaux pour cette sélection ?
En raison du caractère universel du tissage et du travail du fil et de la fibre, nous avons opté dès le départ pour une option « internationale ». Revisiter l’artisanat textile tunisien par une pratique artistique ne pouvait se faire dans un cadre strictement local. Il était important de multiplier et d’enrichir les points de vue des uns et des autres. Le choix des artistes a découlé de ce principe. Par ailleurs et dans le but d’enrichir les approches, il était essentiel à nos yeux d’opter pour différents profils et parcours d’artistes : artistes tunisiens/artistes étrangers de différentes origines, artistes consacrés/artistes moins connus, artistes ayant déjà travaillé avec des artisans ou pas…
Pouvez-vous nous expliquer comment l’exposition Hirafen facilite un dialogue entre l’art contemporain et l’artisanat traditionnel tunisien ?
D’une manière générale, l’artisanat ne peut être réduit à la fabrication d’un ouvrage, à un produit utilitaire ou d’apparat. Outre le savoir-faire, le design de chaque produit, l’artisanat convoque d’autres notions, d’autres relations au monde. En tant que procédé, le tissage par exemple ouvre la voie à des modes de vie particuliers, à des systèmes de transmission, de production et d’échanges, à des organisations sociales… mais aussi à des gestes, à des rapports singuliers au corps, au paysage, à l’environnement. Le tissage a donné lieu à des histoires, à des légendes, à des chansons… En amont d’un tapis ou d’un objet tissé, nous pouvons déceler une série d’actions à caractère technique, économique, environnemental : Élevage de moutons, tonte de la laine, filature, teinture ; récolte de jonc, de branches de palmiers, d’alfa ; travail masculin, travail féminin, travail domestique, confection de métiers à tisser, échanges commerciaux… En amont d’un objet tissé, par les techniques déployées, les matériaux utilisés, nous pouvons également saisir une situation de crise ou de défaillance d’un système de production ou de transmission.
Ces différentes données peuvent être appropriées par un artiste contemporain et faire l’objet d’une interrogation à travers une œuvre. C’est que l’art contemporain ne travaille pas uniquement sur des questions formelles, mais peut intégrer des préoccupations d’ordre social, politique…
Pour revenir à Hirafen et au regard des œuvres présentées et des expériences qui ont conduit à les réaliser, il est possible d’affirmer qu’art contemporain et artisanat textile peuvent être tout à fait complémentaires et enrichissants l’un pour l’autre.
Le dialogue entre les deux a emprunté plusieurs issues :
– Les artistes ayant opté pour une collaboration directe avec un artisan ou une artisane ont pu communiquer avec eux et trouver des solutions techniques conformes à leurs souhaits. Les artisans ont fait dans ce sens un effort inédit pour répondre à des demandes inhabituelles pour eux. Ils se sont en quelque sorte surpassés pour trouver des solutions adéquates.
– Les artistes ayant intégré dans leurs œuvres des produits artisanaux ou qui ont constitué entièrement leur œuvre à partir de produits artisanaux ont contribué à magnifier le produit d’artisanat au-delà de toute finalité utilitaire.
– Les artistes ayant exploré des matériaux nouveaux disponibles à souhait et dérivés immédiatement de l’environnement immédiat, ceux qui ont expérimenté l’étendue expressive de matériaux traditionnels tels que l’alfa par exemple ont élargi de fait la voie du possible artisanal et écologique.
– Les artistes ayant traité de la situation actuelle de l’artisanat ont permis de circonscrire des éléments de la crise économique et écologique traversant ce secteur.
Dans tous les cas de figure, la porte du dialogue entre art contemporain et artisanat textile reste ouverte pour des collaborations futures.
Quels ont été les plus grands défis rencontrés lors de l’organisation de l’exposition et comment les avez-vous surmontés ?
En dehors de la période covid, Hirafen a nécessité environ deux ans de préparation. Entre l’idée première et la version finale du projet, le projet initial a bien sûr évolué. Cette période inclut plusieurs phases : définition du projet, choix des artistes, budgétisation, documentation, choix de l’espace d’exposition, structuration (voyage de repérage, mise en place de la production…, montage) définition de la scénographie…).
Toutes les phases ont nécessité des discussions, de la réflexion et un travail assidu. La phase la plus délicate est celle relative à la production qui s’est déroulée un peu partout en Tunisie. (Tunis, Nabeul, Mahdia, Kasserine, Gabès, Nefta… Je tiens à saluer ici le travail des responsables et des assistants de production. Je tiens à remercier tous les artisans et artisanes qui ont joué le jeu des artistes. La réussite du projet doit beaucoup à leur implication et dévouement. La phase du montage a été également délicate. Pragmatique, l’équipe s’est donnée à fond pour résoudre les problèmes au fur et à mesure et proposer des solutions dans la limite de nos moyens financiers et techniques.
Quel impact espérez-vous que l’exposition ait sur la communauté artistique et le grand public en Tunisie et au-delà ?
Hirafen a bien montré le potentiel expressif associé à l’artisanat textile tunisien. Il revient aux artistes qui le souhaitent de le développer, chacun à sa manière. Je pense que les Artistes et artisans gagneraient à travailler ensemble et le mécénat privé peut apporter beaucoup à la vie et à la production artistique. Bien mené, le partenariat privé/public est générateur de plus-value pour le bien de la communauté.
Quelle expérience unique espérez-vous offrir aux visiteurs de l’exposition Hirafen ?
Les visites guidées de l’expo permettent au public de saisir ses enjeux et indirectement de percevoir d’autres pans de l’artisanat textile tunisien. En pénétrant l’espace, en visualisant les œuvres et leur matérialité, en écoutant les bandes sonores, en découvrant les diverses approches artistiques, le visiteur est invité à vivre une expérience esthétique et sociale inédite pour lui.
Aïcha Filali, ANTHROPOCÈNE. Composition textile et 6 tapis marouflés sur bois.
Dimensions de la tenture : 180 x 500 cm. Tapis marouflés :
1. Renne A 117 x 173 cm // 2. Chameau 144 x 98 cm // 3. Renne B 117 x 173 cm // 4. 2 Paons 115 x 146 cm // 5. Lions 123 x 169 cm // 6. Paon 116 x 167 cm
Anthropocène combine deux registres de matériaux correspondant à des univers différents : des sacs en toile de jute collectés auprès d’huileries, ayant déjà servi comme contenant à divers produits alimentaires et des tapis industriels en soie artificielle colorée acquis chez les fripiers et représentant des figures animales installées dans des paysages paradisiaques immuables. Le premier registre renvoie à la sphère de la production, de la distribution et de la mondialisation. Le second convoque la décoration domestique made in china en vigueur dans les années 1960 et 1970. Ces tapis bon marché ornementaient les murs des modestes intérieurs tunisiens ; ils ont pris la place des nattes, klims et mergoums traditionnels. À manipuler ces matériaux, l’artiste se retrouve dans des considérations liées à l’environnement et plus particulièrement aux pouvoirs qu’exerce l’être humain sur les écosystèmes, leur transformation et leur extinction. L’artiste invente alors une fiction anticipant les scénarios d’une migration annoncée ; elle découpe les figures animales de leur support d’origine, les déloge de leur « écosystème » et les installe via couture et broderie dans un autre biotope.
Dora Dalila Cheffi, FULL MOON. Acrylique et peinture en aérosol sur klim et margoum. Dimensions : 390 x 400 cm
Full Moon se compose d’un ensemble de klims et mergoums que l’artiste a détaillé puis réassemblé avant d’en peindre la surface. Sous une palette acidulée apparaissent en transparence les motifs traditionnels de ces tissages emblématiques du pays. Ce patchwork rassemble autant les pièces textiles que les histoires des femmes anonymes qui les ont réalisées. Accordée à la régularité du tissage et de sa matière, la touche contrastée de l’artiste structure l’ensemble et trace un décor imaginaire dans lequel apparaissent deux figures féminines. Par leur présence sans visage, elles incarnent toutes ces femmes invisibilisées derrière l’ouvrage, mais qui prennent force en sororité.
Aïcha Snoussi,THEY CAN GO SWIMMING IN THE SEA.أنا بعشق ا لبحر. Installation (ancienne citerne, machines du Centre et leurs débris, cordages, tressage de fibres végétales -alfa, palmier, coquillages, matériaux divers, son). Création sonore : Paco Avec la collaboration d’Olfa Trabelsi.
Equipe de montage : Mohamed Ayari, Ramzi Bahri, Badr Sayari.
Cette installation de l’artiste tunisienne Aïcha Snoussi, située dans une ancienne salle de séchage de tapis du centre 3T, regarde vers un futur incertain. Composition sonore, lumière artificielle, cordages, fibres végétales et structures métalliques évoquent pour l’artiste une communauté queer dans laquelle la machine pourrait être au service de la tradition. Son travail questionne le rapport du dessin et de l’objet à l’histoire, aux mémoires, aux ruines, aux vestiges, aux normes de genre et aux formes de résistance.
(…)
Pour en savoir plus sur l’exposition Hirafen : www.expo.talan.com
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