L’exposition « Portraiture » de Sinda Belhassen, présentée en janvier 2025, est une plongée profonde dans l’acte même de la représentation. Bien plus qu’un simple projet artistique, cette série de 200 œuvres témoigne d’un questionnement continu sur la relation entre l’artiste et son modèle, entre le visible et l’invisible, entre l’image et l’empreinte de l’être. S’inscrivant dans une tradition du portrait tout en la transcendant, Sinda Belhassen renouvelle une approche où la peinture devient avant tout un espace de dialogue et de révélation. Le portrait, loin d’être figé, se révèle ici comme un devenir permanent, une quête de sens qui dépasse la simple ressemblance. Dans l’univers de Sinda Belhassen, le portrait n’est pas une imitation, mais une révélation progressive de la présence, une tentative d’exhumer l’indicible et de faire émerger l’âme du sujet.
Pourquoi le portrait ? Une exploration de l’humain à travers le visage. Si Sinda a choisi de se consacrer à l’art du portrait, c’est avant tout parce qu’il représente pour elle un mode d’accès privilégié à l’humain. Le visage est le lieu où se cristallisent les émotions, où s’imprime le vécu, où se lit l’histoire d’un individu. C’est un territoire infiniment riche, un espace de dialogue silencieux entre l’artiste et le modèle. Le portrait devient ainsi une quête existentielle, un moyen de sonder l’altérité, de comprendre l’autre dans sa singularité et dans son universalité. « Le visage est une énigme qui ne cesse de se renouveler », disait Emmanuel Levinas. Pour Sinda, chaque portrait est une tentative de décrypter cette énigme, de révéler ce qui échappe au regard immédiat.
Dans cette série de portraits, chaque œuvre se construit comme une aventure, un voyage où l’artiste se retire progressivement pour laisser émerger une présence. Plutôt que de rechercher son propre reflet narcissique, l’artiste s’efface derrière son sujet, devenant un témoin attentif, une traductrice des silences et des émotions subtiles. C’est ce qui fait la singularité de son approche : elle ne cherche pas à dominer la toile, mais à écouter ce que l’image a à dire. Le portrait devient ainsi un acte d’empathie, une manière d’accueillir l’autre sans l’enfermer dans une définition figée.
Il s’agit d’une esthétique de l’inachèvement à rebours de la perfection photographique ou des portraits académiques, l’artiste revendique l’inachèvement comme un principe esthétique fondamental. Comme le disait Delacroix : « Un tableau n’est jamais fini : il est simplement abandonné à un moment donné. » Dans ses œuvres, la superposition des matières, la fusion entre l’écoline et le fusain, les couches visibles qui témoignent du processus de création, tout cela marque une volonté d’ouvrir le portrait à une interprétation infinie. L’usage du fusain sur papier de soie, à la fois fragile et expressif, inscrit les visages dans une tension entre effacement et inscription. Cette dualité, omniprésente dans son travail, est renforcée par l’utilisation de la spatule et des gestes incisifs qui sculptent des présences presque fantomatiques.
« Un bon portrait ne capture pas un instant, il évoque une vie entière« , disait Lucian Freud. Chez Sinda Belhassen, chaque trait semble effleurer une histoire, chaque couleur porte la trace d’un passage. Cette esthétique de l’inachèvement rappelle également l’idée que le portrait n’est pas un aboutissement mais un processus sans cesse renouvelé. Elle invite le spectateur à prolonger le regard, à participer à l’histoire du modèle, à combler les espaces laissés volontairement ouverts par l’artiste. Une palette chromatique réinventée. L’un des apports majeurs de Sinda Belhassen à l’art du portrait réside dans son approche de la couleur. Loin des teintes naturalistes et des palettes classiques, elle joue sur des contrastes audacieux, passant du sépia mélancolique aux explosions de couleurs vives, presque irréelles. Cette tension entre sobriété et éclat crée une dynamique qui renouvelle le genre du portrait, lui donnant une dimension presque cinématographique. Les fonds de ses toiles ne sont jamais neutres : ils participent au dialogue avec le sujet, l’absorbent ou le font émerger dans un jeu d’apparitions et de disparitions. Par cette approche, l’artiste rejoint la pensée de Cézanne, qui affirmait que « la couleur est l’endroit où notre cerveau et l’univers se rencontrent« . Chaque portrait devient alors un lieu de résonance entre l’émotion et la matière, où la lumière et l’ombre jouent un rôle essentiel.
Une innovation dans l’art de la portraiture, qui distingue fondamentalement l’œuvre de Sinda Belhassen, c’est son approche multidimensionnelle du portrait: ni archive, ni idéalisation, chaque œuvre oscille entre abstraction et figuration, entre effacement et présence. Contrairement aux portraits classiques qui cherchent à fixer une identité, elle crée des images mouvantes, poreuses, qui semblent respirer et évoluer sous le regard du spectateur. En cela, elle réinvente la relation entre l’artiste et son modèle : plutôt que de figer un instant, elle met en scène une métamorphose, un dialogue ouvert qui ne trouve jamais de réponse définitive. Ce processus d’indétermination confère à son œuvre une modernité singulière, un questionnement sur la nature même de l’identité et de la représentation. Dans ses portraits, elle n’impose pas une lecture unique, mais ouvre un espace où la perception se construit librement, où le spectateur devient un acteur à part entière, capable d’y projeter ses propres émotions et interrogations.
En explorant des techniques inédites, en jouant sur l’ambivalence des formes et des couleurs, l’artiste propose une nouvelle grammaire picturale où le portrait devient un lieu d’altérité, d’émotion et de questionnement. Loin de la perfection statique, son art embrasse l’incertitude, revendique l’inachevé et donne à voir des visages qui ne sont pas des représentations figées, mais des êtres en perpétuelle mutation. « Le portrait est une énigme qui ne se résout jamais », disait Giacometti. En cela, son œuvre s’inscrit dans une tradition de l’interrogation picturale. Ses portraits ne cherchent pas à être des icônes, mais des passages : des instants où l’autre se révèle, où le regard devient une présence, où l’art retrouve sa fonction première : non pas copier la réalité, mais en dévoiler les mystères cachés. Portraiture est ainsi un manifeste pour un art vivant, en mouvement, toujours en devenir, où chaque visage est une porte ouverte vers l’inconnu. Par ce jeu subtil entre la présence et l’absence, entre le visible et l’indicible, Sinda Belhassen offre une approche renouvelée de la portraiture qui, tout en s’inscrivant dans une continuité historique, en redéfinit les codes et les horizons possibles.
Texte : Souheil Bouden